
Bettany
Les œufs grésillaient gaiement dans la poêle, aux côtés de deux tranches de bacon bien grasses. Quelques éclats d'huile de cuisson venaient tâcher la surface du four de manière intermittente, mais la femme ne s'en préoccupait pas. Par la fenêtre entrouverte, au-dessus de l'évier, on entendait les joyeux trilles matinaux des oiseaux. Les rayons du soleil illuminaient la petite cuisinette ainsi que la table à manger, faisant briller les minuscules particules de poussière qui virevoltaient paresseusement dans l'air.
La vieille radio portative d'Arnie était réglée sur une station locale qui ne jouait que des vieux classiques la fin de semaine. Idéal pour une journée qui s'annonçait radieuse.
Mais rien de tout ça n'émouvait Bettany. Un pli barrant son front, elle regardait les œufs sans réellement les voir, l'esprit ailleurs. Les lèvres pincées, elle avait à peine conscience de préparer le déjeuner de son conjoint, fonctionnant sur le pilote automatique. Habilement, elle maniait la vieille spatule en bois avec adresse, retournant le contenu de la poêle pour éviter de le brûler. L'ustensile était patiné par l'usage : il avait bien trente ans d'âge !
Le manche avait perdu de son lustre et quelques copeaux avaient disparu, faisant en sorte que l'extrémité était plus pointue. Bettany marqua un temps d'arrêt, détaillant son outil de cuisine, replongeant du même coup dans ses souvenirs douloureux.
Alors qu'elle n'avait que 12 ans, sa mère les avait quittés. Sans crier gare. Selon son père, elle s'était acheté un billet de bus et avait disparu dans la nature, les laissant sans un regard en arrière. Si Bettany avait pleuré de longues semaines, son père Harry s'en était remis rapidement, arguant que c'était pour le mieux, qu'il n'avait pas besoin d'une emmerdeuse qui lui dicte quoi faire et quand le faire. Bettany avait dû dès lors, sous la férule de son parent unique, devenir une sorte de ménagère, en plus de l'école et de sa vie personnelle. Davantage attiré par les douces promesses enivrantes de l'alcool, l'homme n'était certainement pas le plus doué en matière d'éducation. Devenu célibataire endurci, il s'était révélé en définitive n'être qu'un sale con qui, s'il ne l'avait jamais molesté ou abusé de quelque façon, y avait souvent songé entre deux gorgées de whiskey. La jeune fille de l'époque frissonnait à chaque fois que le regard d'Harry se braquait sur elle, la rendant mal à l'aise. Il avait été dur avec elle, la traitant de tous les noms et la tenant pour principale responsable de tous les maux qui lui étaient tombés sur la tête, dont le départ de sa mère. Chaque matin, la fin de semaine, elle avait dû préparer son premier repas de la journée, exactement comme elle le faisait avec Arnold, son mari. Certaines habitudes étaient plus tenaces que d'autres.
Revenant à l'instant présent, absorbée à préparer le déjeuner, elle se balançait lentement de gauche à droite dans sa robe de chambre défraîchie. Elle fredonnait tout bas les paroles de la chanson que crachait les transistors fatigués. Il s'agissait de ''Summer of 69'' de Bryan Adams, l'une de ses préférées. Elle n'avait jamais vu le chanteur se produire sur scène, mais les paroles la rendaient nostalgique d'un temps plus gai, d'une jeunesse à jamais perdue.
Les cernes sous ses yeux témoignent de la nuit blanche qu'elle venait de traverser, trop secouée pour trouver le sommeil. Bettany replaça une mèche cuivrée de cheveux gras et rebelles derrière son oreille. Elle quitta momentanément sa cuisson pour ouvrir la porte d'armoire à sa gauche et s'emparer d'une assiette ovale ornée d'un liseré en or. Arnold aimait bien ce service à vaisselle et elle n'osait pas déroger à ses habitudes. Elle sentait encore son entre-jambe qui l'élançait après leurs ébats de la nuit dernière. Elle soupira et referma la porte d'armoire en réprimant la boule d'émotions qui menaçait d'éclater jusque dans sa gorge. Crier n'aiderait pas sa cause : ce bon vieux Arnie s'emporterait à coup sûr et elle en serait quitte pour se faire hurler dessus pendant une bonne heure.
Elle sentait cependant qu'elle a atteint un point critique dans sa vie. Malmenée par son père et ensuite par son conjoint qui se trouvait être pratiquement une copie conforme d'Harry, elle avait vécu une existence silencieuse, courbant l'échine devant la colère des hommes. Elle était consciente d'être malheureuse dans ce ménage, mais Arnie avait été son choix, sa faute à elle. Si elle l'avait marié, elle croyait - non, elle savait - que c'était parce qu'il lui rappelait son père. Il était aussi hargneux et colérique que ce dernier, sauf qu'Arnold la baisait et la pelotait sans retenue, chose que Harry n'avait heureusement jamais tenté.
Aujourd'hui, elle avait pris une décision. Traumatisée par une séance de jambes en l'air qui était allée beaucoup trop loin, Bettany était sur le point de perdre les pédales. Elle sentait encore l'haleine avinée d'Arnold sur sa peau, alors qu'il s'activait au-dessus et autour d'elle, la labourant sans douceur en ahanant. Cette nuit, elle n'avait plus été sa femme, simplement sa chose. Son jouet sexuel. Ç'avait été la goutte de trop pour l'esprit de Bettany. Elle avait senti quelque chose mourir en elle à cet instant et autre chose s'éveiller. Un instinct de survie, bestial et primaire. Une force dont elle ne savait pas encore quoi faire, alimentée par une haine et une rage accumulée durant toutes ces années.
Elle perçut soudainement un craquement, en provenance de la chambre. Elle pinça les lèvres, serrant son cœur se serrer. Elle savait pertinemment d'où provenait ce bruit : la bête émergeait de son sommeil. Elle entendit un pet sonore disgracieux, annonçant en grande pompe l'arrivée orageuse de son cher mari. Il apparut bientôt dans l'encadrement du couloir de la cuisine, lorgnant les environs d'un œil encore humide.
-Putain, Bett, c'est quoi tout ce boucan ? grogna-t-il d'un air mauvais.
Il semblait de plus mauvaise humeur que d'habitude et une sonnette d'alarme retentit dans l'esprit de la femme. Le moindre petit contre-temps de sa part et ce serait comme une invitation pour Arnold à lui rendre la vie misérable. Elle se garda bien de répliquer. Elle était tendue comme une corde de violon, la spatule à la main, des étincelles de gras s'égaillant sur le four.
Elle grimaça un sourire qu'elle espérait convaincant. Se tordant les mains, elle lui présenta la poêle et son contenu appétissant.
-Je te prépare ton déjeuner, mon chéri !
L'homme ne répondit que par un grommellement inintelligible, se traînant jusqu'à la table à manger, s'écrasant sans grâce sur une chaise.
-J'espère que ça sera meilleur que le souper de la veille, lança-t-il d'un ton sarcastique.
Il observa la silhouette de son épouse et éprouva un certain plaisir à la voir se crisper sous la critique. Même si elle lui tournait le dos, occupée avec la cuisine, il savait qu'il a visé juste.
Pour Bettany, la remarque fut comme une gifle au visage. Elle sentit le rouge lui monter aux joues. Comme son père, son mari ne pouvait s'empêcher de la faire souffrir. Le hurlement qu'elle réprimait au fond de sa gorge essaya de nouveau de se frayer un chemin. Elle exploserait très bientôt si rien ne changeait. Combien de malheur un être humain pouvait-il endurer avant d'éclater ? Elle eut l'impression que son cœur se durcit lorsqu'elle songea qu'elle pourrait le tuer, s'assurant que plus aucunes narines délicates ne soient incommodées par ses vents nauséabonds. S'assurant que plus jamais il ne puisse la dénigrer pour la simple envie de se montrer supérieur à elle.
Évidemment, elle devrait en payer les conséquences, mais ce serait difficilement pire que l'existence merdique qu'elle menait. Dans son esprit torturé, l'envie de meurtre se fit forte, pressante. Elle frotta la spatule contre le comptoir, s'imaginant un couteau planté dans la chair tendre du ventre proéminent de son cher mari.
-Hé... ajouta Arnold derrière elle en ricanant, tu devrais peut-être enlever ces œufs du feu si tu veux que ça soit encore comestible !
Bettany éprouver la tension la submerger et soudain, l'élastique en elle claqua. Elle l'entendit même très bien. Ses doigts se crispaient sur la poignée de la spatule et ses yeux s'étrécirent. Elle endurait depuis trop longtemps les moqueries et les sobriquets, mais là... maintenant... aujourd'hui c'était terminé.
Transférant la nourriture de la poêle à l'assiette au liseré doré, elle se retourna pour servir le tout à la table. Elle se figea en reconnaissant Harry, son père, à la place d'Arnie. Plongeant son regard dans le sien, l'homme retroussa les babines.
-Tu songes à te barrer comme ta mère avant toi, pas vrai
? siffla-t-il, se fendant d'un sourire en coin.
Elle manqua échapper
l'assiette sous la surprise et papillotant des paupières, secoua la tête. L'illusion
disparut comme elle était apparue. Arnold la dévisagea, la détaillant comme si
elle était un spécimen d'animal particulièrement stupide.
-C'est pour aujourd'hui ou pour demain ? gronda-t-il.
Le cœur battant la chamade, la femme recula de quelques pas. Ses pensées tourbillonnaient à une vitesse infernale et sa bouche était sèche, tellement elle était sous le choc. La respiration haletante, elle récupéra une fourchette dans le tiroir. Elle posa tout devant son mari et retraita vers le four, encore secouée de ce qu'elle venait de voir. Se pouvait-il qu'elle perde la raison ? À force de se faire rabaisser et à plus forte raison avec ce qu'elle avait vécu la veille, était-elle en train de devenir cinglée ?
Bien sûr que le manque de sommeil dû à la nuit blanche devait jouer, autant que le stress qu'elle vivait en permanence en compagnie de ce singe dégoûtant qui se prétendait un homme. Ou alors... Bettany porta la main à ses lèvres, tandis que ses yeux s'écarquillaient. Peut-être Harry et Arnold n'étaient-ils simplement que deux faces de la même personne, envoyée pour la tourmenter jusqu'à la mort !
À cet instant, elle perdit le mince contact qui lui restait avec la réalité, emportée dans une folie construite depuis des décennies, pierre par pierre, remarque cinglante par remarque cinglante. Sans réfléchir, elle attrapa la spatule en bois, encore graisseuse, qui trainait dans la poêle et contourna son mari qui enfournait avidement son déjeuner, sans un remerciement pour la cuisinière.
Se positionnant dans son dos, elle caressa son épaule d'une main. Avant même qu'il ne lui demande de s'écarter, elle leva le bras tenant l'ustensile et, d'un coup sec, enfonça le bout effilé du manche dans la base de la nuque de l'homme. Un jet de sang éclaboussa la robe de chambre de Bettany en même temps qu'Arnold émettait un borborygme de surprise et de douleur, sursautant sur sa chaise.
La spatule n'était pas suffisamment plantée dans le corps de son enfoiré de conjoint au goût de Bettany. Ce n'était pas un couteau, ni même une fourchette, alors c'était un peu normal. Elle s'apprêtait à la retirer pour l'enfoncer plus profondément quand Arnold se dressa de toute sa taille pour échapper à l'assaut.
-Oh non, pas cette fois ! rugit Bettany, se découvrant elle-même une force insoupçonnée.
Profitant du fait que son mari n'était pas totalement d'aplomb, debout au-dessus de son siège, mais à demi penché à cause de la table, elle l'agrippa par les cheveux et le ramena violemment à sa place. Incommodé par la blessure à la nuque, interloqué par la situation, l'homme ne résista pas.
Avec un cri de rage, la femme extirpa l'outil de cuisine de sa gaine de chair, libérant un nouveau flot d'hémoglobine. Du même geste, elle lui asséna un nouveau assaut qui s'engouffra cette fois presque jusqu'au tiers de la spatule en bois, aussitôt immergée par un flot de liquide chaud et rouge. À la radio, Bryan Adams céda le pas à AC/DC et leur chanson ''Back in Black'', ajoutant une ambiance surréaliste à la scène.
Arnold fut subitement pris d'une crise de tremblements, ouvrant et fermant la bouche comme un poisson hors de l'eau. Ses bras s'agitaient en tous sens, frappant la table, envoyant voler l'assiette et le déjeuner entamé. L'assiette au liseré doré éclata avec fracas sur le carrelage, mais le couple n'y prêta aucune attention. Le drame qui se jouait présentement semblait aspirer le temps lui-même, alors que le monde paraissait s'être figé, attendant le dénouement pour reprendre son cours.
Arnold n'avait toujours pas prononcé le moindre mot, luttant pour sa survie. La femme tenait bon sur sa prise, cherchant à enfoncer davantage son arme improvisée dans la tête.
Jamais plus ils ne la rabaisseraient. Jamais plus ils ne se moqueraient.
Elle avait l'impression de voir alternativement le visage de son père, puis celui d'Arnold sur le corps qui se débattait frénétiquement, levant les mains pour tenter de déloger l'intrus de sa nuque. Mais la spatule était hors de portée. Après une ruée vers l'arrière d'Arnie, Bettany retraita jusqu'à ce que son dos heurte le comptoir. Elle vit sans y croire son mari finir par s'affaler mollement sur sa chaise, un long filet de sang descendant le long de son dos et de ses omoplates pour venir se perdre dans les replis de son boxer. Le tissu du siège commençait déjà à s'imbiber avant que l'homme n'arrête finalement de bouger.
Soudainement, plus rien de bougeait dans la cuisine. Les traits tirés, les yeux exorbités, Bettany observait son œuvre avec un sentiment mitigé, à mi-chemin entre l'horreur et la jubilation. Oui, elle avait tué un homme de sang-froid... mais la voilà libre, sans bourreau !
Elle couvrit sa bouche de ses deux mains, échappant un rire sans joie qui ressemble davantage à un jappement. Des larmes s'écoulaient librement de ses paupières, tandis qu'un poids glissait de ses épaules. Elle vacilla sur ses jambes et s'adossa au comptoir pour se retenir. Comme un drapeau planté au sommet de l'Everest, la partie plate de la spatule tenait toujours bien droite, dépassant de la nuque d'Arnold.
Elle prit une grande inspiration, remarquant pour la première fois la journée ensoleillée, par la fenêtre. Elle entendait les oiseaux chanter leurs mélodies, s'entremêlant aux dernières notes provenant de la radio. Elle sentait qu'elle n'avait plus toute sa tête, emportée dans la tourmente de sa vie bordélique. Maintenant que l'irréparable avait été commis, c'était avec sérénité qu'elle se laisserait dériver : elle avait combattu et vaincu son monstre personnel. Rien à ajouter dans son cas.
Regardant autour d'elle, Bettany détailla le dégât de porcelaine et les résidus d'œufs et de bacon. La scène finit par réveiller son estomac et une faim vorace la prit. La femme se détourna du cadavre d'Arnold, ouvrant le tiroir pour récupérer une nouvelle spatule, en plastique celle-là. Elle attrapa la poêle avec l'intention de se faire à manger.
Après, elle irait peut-être courir les boutiques ou profiter simplement du soleil ? Elle devrait faire face à la réalité éventuellement, mais la réalité pouvait attendre qu'elle savoure sa victoire. À la radio, elle entendit les premiers accords de la chanson ''Sweet Child O' Mine'' de Guns N' Roses et se mit à fredonner doucement, se balançant de gauche à droite.