La Menace Imaginaire

19/03/2021

On ne voit bien qu'avec le coeur. L'essentiel est invisible pour les yeux.

-Antoine de Saint-Exupéry

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      -Et vous me disiez qu'ils étaient combien ? demanda le docteur Cassidy d'une voix lasse en consultant sa montre pour la troisième fois.

Il porta son poignet à son oreille en fronçant les sourcils. Non, elle fonctionnait toujours... Alors c'est le temps qui ne s'écoulait plus normalement, afin que son client puisse finir de l'endormir en continuant son délire. L'homme allongé était dos à lui heureusement ; il se serait facilement offusqué s'il avait pu remarquer à quel point le psy donnait l'impression de s'ennuyer ferme.

-Je vous l'ai dit une centaine de fois ! s'emporta Adrian en se redressant sur un coude, se tournant à demi vers le spécialiste. Je croyais que vous preniez des notes sur ce foutu calepin. Vous n'avez rien écrit ou quoi ? Montrez-moi ça !

Jean Cassidy retira son bras vivement, mettant sa main hors d'atteinte de son patient.

-Ce qu'il y a sur ces feuilles, c'est à mon usage uniquement ! Ce sont mes impressions qui me serviront à émettre un diagnostic.

Il se leva d'un coup, ajustant ses lunettes rondes sur son nez, toisant Adrian d'un air mauvais.

-Je peux aisément comprendre que mon prédécesseur se soit débarrassé de votre cas ! Ça fait trois séances qu'on fait ensemble et vous ne faites absolument pas ce que je vous demande : vous vous obstinez à revenir à vos chimères !

Adrien descendit d'un bond du canapé.

-Pardon ? s'écria-t-il. Je fais très exactement ce que vous attendez de moi ! Vous m'avez demandé de vous parler du cœur de mes problèmes et c'est ce que je fais à chaque séance ! Mais vous n'écoutez rien, comme Pierre avant vous !

Cassidy retira ses lunettes et se pinça la base du nez, soupirant.

-Est-ce que vous prenez toujours vos pilules ?

-Vous savez bien que oui ! répliqua le patient en serrant les dents.

-Dans ce cas, peut-être qu'il faudrait qu'on se concentre sur les véritables raisons qui vous ont amené à subir ces hallucinations... Remonter un peu plus loin dans le temps. Nous ne progressons absolument pas présentement et nous perdons chacun notre temps de manière lamentable.

Adrien manqua s'étouffer, se retenant de justesse au canapé.

-Lamen... lamentable ? Carrément ? s'offusqua-t-il. Puisque c'est comme ça, je me casse d'ici !

Cassidy s'écarta pour le laisser passer, sans laisser transparaître la moindre émotion.

-Votre heure vient de se terminer de toute manière... commenta-t-il platement. Incroyable comme le temps passe vite quand on s'amuse, pas vrai ?

Adrian ouvrit la porte et se figea dans l'embrasure, les épaules basses et se concentrant pour ne pas trembler de la tête aux pieds. Il pivota sur lui-même.

-Je vais vous ramener une preuve qu'ils existent bel et bien !

-Qui donc ? Les bonshommes qui vous hantent depuis six mois et dont vous me rabattez les oreilles depuis trois séances ? railla le psychologue en levant les yeux au ciel. Bon sang, Adrien, rendez-vous compte une fois pour toutes que ce ne sont que des créations d'un cerveau malade, en pleine crise... Des chimères ! Si vous ne respectez vos prescriptions, vous ne vous en sortirez jamais !

Cassidy lança son bloc-notes sur son bureau et mit les mains sur ses hanches en soupirant.

-Je veux que vous y réfléchissiez vraiment jusqu'à notre prochaine rencontre la semaine prochaine. Si vous refusez de voir la réalité en face, si vous vous réfugiez de nouveau dans ce monde alternatif peuplé de créatures fantastiques pour éviter de vivre vos problèmes de front... Je devrai vous transférer à un autre collègue, parce que je ne serai pas en mesure de vous apporter mon aide. Je soigne exclusivement ceux qui veulent bien travailler en équipe avec moi...

Adrien pinça les lèvres, au bord des larmes.

-C'est ça... Nous verrons tout ça la prochaine fois... Si je reviens...

Après sa visite chez son spécialiste, Adrien avait passé le reste de la journée à vagabonder au hasard des rues, essayant tant bien que mal de contenir les émotions qui se disputaient son esprit. Rage, tristesse, désespoir et confusion menaient une chaude lutte pour la pole position.

En même temps, il prenait note des différents logements à louer, inscrivant les numéros de téléphone sur une application sur son téléphone cellulaire. Il commençait à être habitué : depuis six mois, il avait changé de logis trois fois. Toujours à cause de ses visiteurs indésirables. Il avait espéré finir par les semer, mais sans succès. Ça leur prenait un jour, parfois deux avant qu'ils ne réapparaissent dans sa vie, pourrissant son existence et principalement ses nuits. À croire qu'ils avaient un foutu GPS braqué sur sa tête.

Ce soir-là, quand il rentra chez lui, Adrien était encore d'une humeur massacrante. Il claqua la porte de son appartement, faisant aboyer le chien de sa voisine du dessous, et lança négligemment ses clés sur la table basse du salon. Sans s'en rendre compte, il marchait de long en large dans le petit intérieur, grognant tout bas pour lui-même.

-Qu'est-ce qu'ils croient tous ? Que je suis cinglé ? siffla-t-il en ouvrant la porte du frigo.

Il s'empara d'une bière et referma aussi sec avant de dévisser le bouchon. Il porta la bouteille à ses lèvres et bût une longue rasade, grimaçant à peine quand le liquide ambré emplit sa gorge d'un goût amer. La tête renversée, il aperçut du coin de l'œil la rangée de piluliers, parfaitement alignés au-dessus du réfrigérateur. Ainsi installés, ils semblaient le toiser d'un air supérieur. S'ils ne pouvaient pas le narguer, ils lui rappelèrent le visage de Jean Cassidy et sa moue méprisante, lui coupant toute soif.

Il baissa sa bière, rotant sans gêne et tendit les doigts vers le premier flacon. C'était l'anti-dépresseur prescrit par ce cher docteur, assez fort pour calmer un cheval en pleine course. Inefficace pour régler son souci personnel toutefois...

-Le cœur du problème... marmonna Adrien en serrant le poing autour du contenant transparent. Je lui en foutrai des problèmes, moi !

D'un geste leste, il pivota sur lui-même et lança rageusement le flacon contre le mur, au-dessus de la table de cuisine. Il explosa violemment sous l'impact, envoyant voler une pluie de cachets bleus dans la pièce. Ils roulèrent en tous sens, tombant sur le carrelage, glissant sur le rembourrage des chaises et disparaissant sous les meubles.

-Putain de merde ! s'écria l'homme, se couvrant les yeux de sa main libre.

Posant la bouteille sur le comptoir, il se laissa lentement glisser jusqu'au sol. Écartant ses doigts, ses yeux parcoururent fiévreusement les alentours, mais il n'y avait que les pilules qui achevaient de se déplacer.

-C'est pas encore l'heure, murmura-t-il d'une voix absente, clignant des paupières.

Ses visiteurs indésirables n'arrivaient en effet que lorsque le soleil se couchait. Il ne savait pas qui ils étaient exactement, ni d'où ils provenaient. Ni même à quoi ils ressemblaient puisqu'il ne les percevait généralement que du coin de l'œil, lorsqu'il était témoin de mouvements furtifs et rapides. Parfois, des objets tombaient sans raison apparente, le gardant constamment sur le qui-vive.

La bouteille de pilules vidait tournait encore sur elle-même, au centre de la table et il la suivit du regard. Il devait faire quelque chose avant de définitivement perdre la raison. Essayer de comprendre les raisons de la venue de ces créatures. S'aidant de ses bras, il se remit sur pieds, récupéra sa bière et s'offrit une gorgée.

Ce soir, il passerait à l'action. Il réussirait à en capturer un pour l'amener au psychologue Cassidy. À ce moment-là, ce pédant de spécialiste qui croyait tout savoir aurait un sacré choc et serait bien obligé de s'excuser.

-Ouais... murmura-t-il pour lui-même, l'esprit en ébullition. La voilà, l'idée du siècle ! Mais comment je vais m'y prendre...

Il s'avança dans la cuisine, prenant le flacon vide entre ses doigts. Un plan commença à germer dans sa tête et il sourit. Ce soir, il aurait la preuve de ce qu'il avance et trouverait peut-être même des réponses aux questions qui le taraudaient depuis six mois.

Dans l'heure qui suivit, il s'activa à monter son piège : il vida la majorité des petit contenants translucides, se débarrassant des cachets qu'ils contenaient. Si les petits hommes qu'il voyait n'étaient réellement qu'une invention de son esprit malade, ce n'était pas des anti-dépresseurs qu'il lui faudra de toute manière, mais une satanée camisole de force. Il émietta ensuite une miche entière sur la table, s'assurant d'en garnir généreusement l'intérieur des piluliers, disséminant ces derniers sur toute la surface du meuble. Il savait que ces choses adoraient le pain : il ne calculait plus les fois où il avait retrouvé des sacs vides, parfois même troués par ce qui semblait être de minuscules griffes. Heureusement pour lui, elles ne semblaient particulièrement friandes de viande, sinon il aurait pu craindre pour sa peau.

Les mains sur les hanches, il considéra son travail d'un air satisfait. L'ampoule au plafond était la seule allumée de son logis présentement et conférait un éclairage adéquat pour ce qu'il avait en tête. Constatant qu'il avait vidé sa première bière, il s'en attrapa une deuxième et s'éloigna en direction du salon, ne quittant pas la cuisine du regard.

Dehors, le soleil commençait à jouer à cache-cache entre les immeubles plus haut. Ses visiteurs indésirables ne tarderaient plus. Prenant place sur le sofa, installé dos à la table, Adrien sortit son cellulaire et ouvrit l'application pour filmer. Autant faire d'une pierre deux coups et prendre une vidéo de l'opération. Appuyant l'appareil contre le dossier du canapé, il se demanda soudainement s'il pourrait faire fortune avec sa découverte.

-Commençons par leur mettre la main dessus, maugréa-t-il en arrangeant les paramètres du téléphone.

Il entendit soudainement des pas légers, à peine perceptibles. Se figeant, il riva son œil sur l'écran, braqué sur la cuisine. Il vit clairement une minuscule silhouette se mouvoir à travers les bouts de pain déchiquetés, fourrageant nonchalamment de gauche à droite. Il y eut une seconde forme, plus trapue qui se joignit à la première, puis un autre. Il perçut un infime chuchotement, alors que les créatures étranges semblaient converser entres elles.

N'esquissant pas le moindre geste, Adrien continua à filmer la scène incroyable, la gorge sèche. Il les voyait enfin ! Ils étaient si petits ! À peine plus haut qu'un dé à coudre ! Ils pouvaient bien se faufiler partout sans laisser de traces... Ils commencèrent à festoyer sur la miche, ne se souciant même pas de sa présence. Depuis le temps qu'ils le suivaient, ils devaient s'être habitués à lui.

Les minutes passèrent et bientôt, les hommes miniatures poussèrent leur escapade jusqu'aux piluliers emplis de pains.

''Allez... entrez vous faire entuber'' pensa Adrien en retroussant les lèvres. '' C'en sera fini de ceux qui pensent que j'ai un truc qui déconne...''

Alors que ses visiteurs investissaient l'un des flacons, l'homme se leva de son siège, avec précaution, s'assurant de ne faire aucun bruit. Son bras tendu commençait à le faire souffrir, mais il se refusait à couper la vidéo qui montrerait au monde entier la présence d'une nouvelle espèce... nouvelle race... enfin, de quelque chose d'inédit !

C'était la première fois qu'il réussissait à s'approcher sans les effaroucher. D'ordinaire, ils disparaissaient plus rapidement qu'ils étaient apparus, le laissant perplexe et déçu. Tout à leur festin, ils ne lui accordèrent aucune attention, lui laissant la chance de gagner la cuisine. Il apercevait leurs membres menus s'activer, grapillant des miettes et grignotant à l'envi. Leur peau d'une teinte grisâtre l'étonna, ainsi que l'absence de cuir chevelu. Sinon, ils ressemblaient en tous points à des humains. Réduits à une taille ridicule, mais bon...

D'un bond, il fut sur eux.

Ne leur laissant pas le temps de réagir, il attrapa l'un des contenants transparents et rabattit d'un coup sec le couvercle, emprisonnant l'une de ces choses à l'intérieur. Tandis que ses congénères s'éparpillaient aux quatre vents en sifflant violemment leur mécontentement, le prisonnier du flacon s'agita en tous sens, miaulant sa colère. Adrian leva sa main à la hauteur de ses yeux et riva son regard dans celui du captif. Ce dernier retroussa ses babines sur des dents fines et pointues, avant de faire apparaître des griffes au bout de ses doigts fins. Il s'attaqua farouchement à la paroi en plastique pour tenter de s'échapper, mais Adrien secoua méchamment le poignet pour le déstabiliser.

-Tu ne t'imagines tout de même pas que je vais te laisser te faire la belle maintenant que j'ai pu mettre la main sur toi, si ?

Il pivota sur lui-même, scrutant l'appartement.

-Demain matin à la première heure... je vais leur montrer que je suis pas aussi cinglé qu'ils le pensaient. Et vous... qui que vous soyez, vous devrez alors me foutre la paix.

Il recula jusqu'à la porte d'entrée. Il était hors de question qu'il passa la nuit dans son logis, avec toutes ces petites créatures qui n'attendraient que le bon moment pour récupérer leur copain et lui faire la peau pour se venger. Il fit un détour pour prendre ses clés et sortit sans un mot, gardant précieusement le pilulier entre ses doigts.

Il sentait vibrer le contenant sous la rage de l'être emprisonné et il le posa soigneusement sur le siège passager lorsqu'il prit place dans sa voiture.

-Toi et moi, on va aller se faire une ballade de nuit, mon pote, ricana-t-il. J'ai pas sommeil et je ne donnerai pas la chance à tes petits camarades de me choper.

Il mit le contact et s'assura de garder l'œil ouvert en passant à la commande à l'auto pour acheter un café noir. Il passa ainsi toute la nuit à rouler, conversant avec son étrange copilote qui avait fini par abdiquer toute velléité de fuir. Assis au fond de sa prison, il couvait l'homme au volant avec un regard haineux, montrant parfois les crocs.

Lorsque le soleil se pointa finalement, Adrien commençait à dodeliner du menton. Plusieurs fois, il avait failli sombrer dans le sommeil, mais pour se dissuader de fermer les paupières, il n'avait qu'à jeter un œil sur son compagnon de route. L'excitation le gagnait de nouveau et produisait un effet plus efficace que toute caféine.

Armé de sa boîte de pilule, il s'engagea de bonne heure dans le couloir menant au cabinet du psychologue Jean Cassidy. La secrétaire, encore groggy de sa nuit - elle avait dormi, elle ! - leva les yeux sur l'homme avec un sourire incertain. Un couple de personnes âgées attendaient patiemment dans la salle d'attente et se tournèrent silencieusement vers lui, la main dans la main.

-Vous avez rendez-vous aujourd'hui, monsieur Lemieux ? demanda-t-elle, reconnaissant le visage du client. Je croyais que vous ne passiez pas avant la semaine prochaine ?

Adrien hocha la tête nerveusement. Il n'arrivait pas à décider si le tremblement qu'il ressentait dans ses membres était dû à la fatigue ou à l'enthousiasme de pouvoir finalement remettre son docteur à sa place en lui exhibant sous le nez l'incroyable vérité. La femme vit les cernes noirs autour des yeux de l'homme et fronça les sourcils.

-Vous vous sentez bien, dites-moi ? s'inquiéta-t-elle en se levant à moitié.

-Je n'en ai pas pour longtemps, assura Adrien en dépassant le comptoir d'accueil. Je veux seulement montrer un truc au doc Cassidy...

-Attendez ! lança la secrétaire. Il est dans son bureau, mais il n'est pas prêt à recevoir de clients encore !

Sans lui porter attention, Adrien s'engouffra dans le couloir, remontant l'allée dont le tapis bleu pâle étouffait le bruit de ses pas. Qui mettait encore du tapis dans un édifice ? Ce devait être un travail de nettoyage fastidieux, se dit-il en pinçant les lèvres. Secouant la tête, il ramena ses idées à l'ordre. Pas question de laisser le manque de sommeil venir lui troubler l'esprit.

La femme le suivait toujours lorsqu'il arriva à la porte de Cassidy et tenta de s'interposer pour l'empêcher d'entrer, gesticulant à grands cris. Ce fut finalement le psychologue qui poussa le battant.

-Qu'est-ce que ça veut dire, tout ce raffut, ce matin ? s'écria-t-il en fustigeant du regard les deux protagonistes. Adrien ! Qu'est-ce que vous faites ici ? Vous avez décidé de quitter mon cabinet finalement ?

L'interpellé repoussa du bras la femme qui grogna, levant le bras pour exhiber la boîte translucide.

-J'ai écouté ce que vous m'aviez dit, doc : je suis plongé au cœur de mes problèmes et j'ai quelque chose ici pour vous le prouver !

-J'ai essayé de l'en dissuader, Jean, mais il refuse de coopérer, s'excusa la femme en haussant les épaules.

Le spécialiste soupira, fusillant des yeux Adrien.

-C'est bon, Nadine, je lui laisse quelques minutes pour s'expliquer. Mais après, monsieur Lemieux ne remettra plus les pieds ici et je m'occuperai personnellement de faire mettre son dossier entre des mains plus expertes et moins complaisantes. On se comprend bien, Adrien ?

L'homme se fendit d'un sourire.

-On ne peut mieux.

-Veuillez avertir les McArthur que leur entretien sera repoussé d'environ dix minutes... glissa Cassidy à sa secrétaire.

Elle acquiesça sans parler avant de les quitter. Le psychologue eut un large geste du bras pour inviter son client à pénétrer à l'intérieur de son bureau.
-Je suis très déçu de voir comment vous avez pu dégringoler de la sorte, Adrien... dit-il en refermant derrière lui. Je sais que nous nous sommes quittés en très mauvais termes la veille, mais ce n'est pas une raison...

-Regardez ça... le coupa l'autre en lui mettant son cellulaire sous le nez.

Cassidy eut le réflexe de reculer, mais tendit tout de même les mains pour récupérer l'appareil. Il était habitué au comportement parfois spontané des gens qui venaient pour le consulter et décida de jouer le jeu, ne serait-ce que pour se débarrasser plus rapidement de l'homme.

Le téléphone était ouvert sur un vidéo et Cassidy le consulta du regard.

-Je l'ouvre ?

Adrien opina du chef, impatient. Avant même d'appuyer sur la fenêtre pour démarrer l'enregistrement, le docteur décela la nervosité galopante qui s'était emparée de son interlocuteur. Était-ce dû à la conversation qu'il avait eu hier et son état s'était détérioré à ce point ? Commençait-il à chuter si rapidement ?

Il avala sa salive, cogitant sur tout ça et ouvrit le vidéo. Il découvrir l'intérieur de l'appartement d'Adrian, ou plutôt un plan de sa table de cuisine recouverte de croutons de pain.

-Je ne comprends pas... Qu'est-ce que je suis supposé voir ici ? s'enquit le spécialiste.

-Attendez ! siffla l'autre en s'approchant. C'est après que ça devient intéressant !

Continuant à regarder, Cassidy vit que la caméra s'approchait du meuble, contournant les chaises et filmant le vide. Scrutant plus attentivement, il aperçut également des boîtes de pilules vides qui traînaient ici et là, mais rien d'autre.

-C'est une mauvaise blague, c'est ça ? s'effaroucha le psychologue en lui rendant son appareil. Vous déboulez ici en donnant la frousse à ma secrétaire, tout ça pour me montrer des photos de vos lubies nocturnes ?

-Quoi ? s'étonna Adrien en regardant à son tour le petit film. C'est impossible, non ! Ils étaient là, tous ! À se goinfrer !

Le psychologue rabattit sa veste sur son ventre et inspira.

-Je crois que nous en avons fini, Adrien. Je vais devoir vous transférer à des institutions plus compétentes à partir de...

-Non ! répliqua vertement l'homme en se retournant. Si je suis cinglé, comment expliquez-vous ça ?

D'un large geste théâtral, il exhiba fièrement le contenant translucide qu'il gardait encore dans sa poche. Sous ses doigts, il sentait la chaleur que dégageait la créature à l'intérieur et il s'assura de le mettre bien en vue de Cassidy qui haussa les sourcils.

-Quoi ? Ça ?

Cassidy lui arracha le pilulier des doigts.

-Je ne sais pas ce que vous foutez avec vos prescriptions, mon vieux, commença-t-il en perdant son sang-froid et son professionnalisme, soudainement agacé de se faire agresser de la sorte. Mais si vous continuez à vider vos boîtes comme ça, c'est évident que vous ne vous en sortirez jamais !

Du bout du pouce, il fit sauter le rabat du couvercle, pour s'assurer qu'il ne restait aucune gélule à l'intérieur. Il se pencha vers l'ouverture. S'il n'y avait effectivement de de pilules qui dormaient tout au fond, il entendit toutefois un léger feulement satisfait.

Adrien recula de quelques pas, les traits défaits.

-Merde... vous l'avez libéré !

-Libéré quoi ? maugréa Cassidy. Cette boîte est vide, espèce de crétin.

Pourtant, il y eut soudainement un appel d'air en provenance du contenant et l'homme sentit bel et bien quelque chose s'échapper avec énergie et lui sauter directement au visage. Avec un cri de surprise, il fouetta l'espace devant lui, retraitant dans un coin de la pièce.

-Enlevez-moi ce foutu truc ! lança-t-il, échappant le pilulier au sol.

Ce fut une scène étrange : sous le regard éberlué d'Adrian, la joue droite du psychologue fut proprement labourée par de minuscules griffes invisibles et l'œil fut éjecté de son orbite avec un plop! sonore et liquide écœurant que ne réussit pas à couvrir les hurlements de souffrance de Cassidy. Ce dernier s'accrocha à l'étagère qui contenait ses diplômes derrière lui et tomba lourdement au sol, amenant dans sa chute tout le bardas qui reposait tranquillement quelques secondes auparavant.

Un sifflement strident emplit la pièce, seul signe évident de la présence de la petite créature qu'avait apportée Adrien dans le bureau. Se glissant le long du mur, le pauvre client terrorisé assista impuissant à la fin de son psychologue, dont le visage labouré n'avait désormais plus rien de reconnaissable, transformé en un masque sinistre et écarlate.

À cet instant, la secrétaire entra en panique, attiré par les bruits inquiétants. Elle hurla à son tour en découvrant le corps meurtri de son patron et n'attendit même pas de voir Adrien avant de fuir, pressée d'appeler les secours. Sous le choc, le cœur battant la chamade, Adrien s'approcha à pas feutrés, le corps traversé par les tremblements.

Il n'arrivait pas à croire que la situation ait pu devenir aussi catastrophique en quelques secondes. L'instant d'avant, il détenait la chance unique de prouver ses dires. Maintenant, le seul homme qui aurait pu vouloir l'écouter se retrouvait allongé sur le sol, défiguré. Il entendit un fracas de verre brisé et relevant la tête, il aperçut un des carreaux de la fenêtre brisé.

La créature s'était échappée...

Adrien ne s'était pas défendu lorsque les troisagents de police s'étaient emparés de lui.

Il n'avait pu détourner son regard du cadavre de Jean Cassidy, perdu dans ses pensées. Pour quelle raison obscure est-ce que ça avait mal tourné ? Il n'y avait rien à voir sur la vidéo et de toute évidence, le psychologue n'avait pas pu voir son agresseur avant qu'il ne saute directement à la gorge.

C'était incompréhensible...

-Monsieur Lemieux, fit l'un des policiers en s'approchant de lui, je ne sais pas si vous êtes en mesure de bien comprendre ce que je vais vous dire, mais vous êtes maintenant en état d'arrestation pour le meurtre de Jean Cassidy. Tout ce que vous direz à partir de cet instant pourra être retenu contre vous en cour.

Il attrapa ses mains en le menottant, alors qu'Adrian pinçait les lèvres, perplexe.

-Moi ? s'étonna-t-il. Mais je n'ai absolument rien à voir là-dedans ! Je veux dire... je n'ai même pas de sang sur les mains alors que le gars a la face détruite ! Comment est-ce que je pourrais être l'auteur de ça ?

Il y eut un échange de regards entre le trio d'agents. Apparemment, eux-mêmes se posaient la question, mais tout jouait contre Adrien. Il était seul avec la victime, il présentait des signes de nervosité apparents et suivait une thérapie pour traiter des troubles mentaux.

-Ce n'est pas à moi de répondre à ça, se contenta de répliquer l'homme en uniforme. Contentez-vous de nous suivre sans faire d'histoires, ça vaudra mieux pour tout le monde.

-Mais enfin ! Je venais pour lui montrer une créature que j'ai trouvé chez moi ! Ça fait plusieurs séances que je lui en parlais et il ne me croyait pas ! J'ai fini par en choper une, exprès pour lui ! Regardez par vous-mêmes ! Sur mon cell... et là ! Elle a brisé un carreau de la fenêtre pour se pousser après avoir commis ces atrocités !

-Monsieur Lemieux... le prévint l'agent en le poussant vers la sortie. Je ne suis pas certain que vous aidiez votre cause, là, en ce moment...

Puis, soudain, Adrien eut une révélation. Il se raidit d'un coup, comprenant là où il s'était fourvoyé.

-Oh putain... souffla-t-il. La clarté du jour... Bien sûr... Ils n'apparaissent que la nuit ! C'est pour ça qu'il n'a rien vu ! Probable que même la lumière du téléphone a fait en sorte qu'ils ne sont pas sur la vidéo...

Il jeta un œil désespéré vers le trio de policiers qui ne prêtaient même pas attention à lui. Les deux premiers les devancèrent dans le couloir pour repousser la secrétaire hystérique qui pleurait à chaudes larmes et les quelques journalistes qui s'étaient déplacés pour l'occasion. Fronçant les sourcils, Adrien baissa la tête, réfléchissant.

-Ils ne sont pas visibles à la lumière... Ils existent, mais ne peuvent être vus que lorsque le soleil se couche...

Il se tourna vers le policier qui l'amenait à sa suite vers la sortie.

-Maintenant que je les ai provoqués, qu'est-ce qu'ils vont me faire cette nuit ? Quand ils me retrouveront - et ça fait déjà trois fois qu'ils y arrivent - , comment ça va se passer ?

-Écoute, mon pote, fit son interlocuteur en traversant la petite foule agglutinée dans la salle d'attente, j'ai aucune idée de ce dont tu es en train de me parler et j'ai pas vraiment envie d'approfondir le débat, tu piges ? J'ai un travail à faire, point barre. Si t'as des questions existentielles qui te turlupinent, y'aura des enquêteurs au poste qui seront ravis de discuter davantage avec toi pour connaître tes motifs.

Ils le firent entrer dans l'auto-patrouille et claquèrent la porte derrière lui. Adrien vit qu'un quatrième policier inspectait sa voiture et il fut presque tenté de lui tendre ses clés pour l'aider dans sa démarche. Presque, mais il avait la tête ailleurs, perdu dans ses pensées et ils partirent avant qu'il ne se décide à fouiller dans ses poches.

Il eut un regard vers le ciel où brillait l'astre solaire. Ce serait une magnifique journée, sans nuage. Il se mit à prier que la nuit ne vienne jamais plus, car il redoutait plus que tout d'entendre de nouveau les pas légers de ses indésirables visiteurs. Peut-être que ça leur prendrait un jour, peut-être une semaine ou même un mois. Cependant, il ne doutait pas qu'ils finiraient par le retrouver, comme les autres fois. Et Dieu seul savait ce qu'ils feraient lorsque ce serait le cas. 

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