
Raconte-moi ton Objet : Le Calendrier - Geneviève Savage Côté (Fév. 2024)
Jeudi, 6 mars 2008
Elle avait encerclé la journée sur le calendrier : elles devaient souper ensemble ce soir-là.
Relax take it easy. Relax, take it easy, relax.
Elle regarde le plafond sans le voir, étendue sur son lit sans bouger. Elle ne sait plus ça fait combien de temps qu'elle est comme ça. Le temps est figé, plus rien n'existe à part ce trou béant dans son corps.
Relax, take it easy.
Elle a tellement pleuré. Elle a si mal qu'elle pense en mourir. Elle a pleuré fort, longtemps, pis quelque chose en elle s'est éteinte. Une révolte sourde s'est logée dans ses tripes pendant qu'elle enfouissait la dernière parcelle d'émotion dans le creux d'une pièce sombre, froide et inhospitalière de son être en se promettant que plus jamais elle aimerait aussi fort et plus jamais elle aurait aussi mal.
Relax, take it easy.
Elle fait du ménage avec cette chanson qui joue en boucle dans sa tête qui l'empêche de penser, de réfléchir. Le ciel ne sera plus jamais assez bleu et l'herbe jamais assez verte. Elle en veut au monde entier, mais plus particulièrement au soleil qui vient de se lever et à la terre qui continue de tourner alors que son monde à elle vient d'imploser. De l'extérieur, elle a l'air normale, ne serait-ce qu'elle a les yeux enflés d'avoir tant pleuré. Elle a l'air normale, mais son monde vient de basculer, elle perd pied, sa vie est finie, la noirceur l'envahit. Elle a l'air normale, mais à l'intérieur tout est pourri. C'est mort, sombre, avec une odeur de décomposition, qui vient fort probablement de son cœur meurtri.
Rewind jeudi le 6 mars 2008...
Tout ça a commencé par une journée comme les autres, le cliché par excellence tsé! Elle avait une job de secrétaire-comptable dans une shop de broderie et sérigraphie. Une job qu'elle n'aimait pas pentoute. Des fois, lors de gros contrats, ils avaient besoin de monde pour faire des autocollants. Cette journée-là, sa tante Anne était justement là en renfort pour en faire.
Dieu merci, elle était là.
Elle était là quand elle s'est mise à crier comme une hystérique et qu'elle s'est effondrée sur le sol en frappant le plancher frénétiquement avec ses mains et ses pieds devant tous les employés de la shop.
Malaisant tu dis... Rien de mieux pour casser l'ambiance du break du matin.
Rewind encore un peu plus... mercredi le 5 mars 2008.
Elle est tellement de bonne humeur et heureuse, elle marche sur Sainte-Cath avec Michel quand sa mère l'appelle. Elle ne comprend pas à moitié ce qu'elle lui dit parce qu'il vente à écorner les bœufs et elle entend juste le vent dans son cell. Tsé le bruit fatiguant du souffle dans ses oreilles... misère. Elle lui dit qu'elle l'aime et qu'elle la rappellera le soir. De toute manière, elle revient le lendemain et elles prévoyaient souper ensemble.
Le soir, elle ne la rappellera pas, ça ne lui tente pas. Ça, encore aujourd'hui quand elle écrit ces mots, une vie plus tard, elle le regrette encore.
Des regrets, elle en a pleins. Retour à son calendrier encerclé en date du 6 mars 2008, sa journée clichée ordinaire jusqu'à son break vers genre 10h30?
I guess, elle le ne sait plus trop. Comme elle n'a pas appeler sa mère la veille, elle décide de prendre son break pour le faire et voir quand est-ce qu'ils partent de Montréal pour s'en r'venir. Sa mère était en voyage pour aller voir leur gastro-entérologue pour débuter une nouvelle médicamentation à cause d'une nouvelle rechute de de la maladie de Crohn. Plusieurs sonneries et après un moment, c'est Michel le chum de sa mère qui répond. Elle lui demande comment ça va et il lui dit:
-Ça va mal
-Quoi? Comment ça, ça va mal?
Elle ne comprend pas : Michel est toujours de bonne humeur, et là, il lui dit, avec une panique évidente dans la voix :
-Je pense que ta mère vient de faire un AVC.
Cette phrase-là va raisonner longtemps dans sa tête. Il continue de parler, il lui explique qu'après sa douche, sa mère a eu mal aux yeux et qu'elle est tombée au sol et qu'il attend l'ambulance. Elle ne me souvient plus du reste. Il lui parle encore, mais le temps s'est figé. Sa conscience du monde autour d'elle s'estompe rapidement. C'est à ce moment précis, en rejouant la phrase "je pense que ta mère vient de faire une AVC", "ta mère", "AVC", "ambulance"; qu'elle, du haut de ses 28 ans, s'effondre et qu'elle fait une crise de bacon digne d'un enfant de 2 ans qui se fait refuser des bonbons. Cette journée-là, alors qu'elle perdait sa mère, je l'ai vue se perdre elle aussi. J'ai vu sa détresse, son désespoir, sa douleur, sa peur, sa haine, sa rage. Je l'ai vue s'éteindre et fermer son cœur pour ne plus jamais souffrir. Pis dire que tout ça, bin ça a commencé par une date encerclée sur un calendrier.