Raconte-moi ton Objet : Vengeance sur la Plage - Marilyne Laurendeau (Fév. 2024)

09/03/2024

Je suis planté là, devant la mer à attendre que la vie passe. L'air chaud est agréable, même s'il dépeint ma coiffe. Le soleil embellit l'endroit et réchauffe mon corps. Malgré la foule qui circule sur la plage, je me sens seul aujourd'hui.

Les gens défilent autour de moi, cela m'attriste un brin que personne ne me choisisse. Je suis encore beau, je tiens bien droit, on peut jouer avec ma position aisément. Alors pourquoi m'ignore-t-on? Ah oui… Je me rappelle que la nuit dernière, une bête a vidé sa vessie trop proche de mon pied. Peut-être reste-t-il une odeur de pisse dans le sable ? Les animaux n'ont aucun respect pour nous. Ça s'approche, renifle un peu, et voilà, nos pieds sont trempés. Une chance que nos esclaves viennent nettoyer une fois de temps en temps. Sauf que certains négligent leur travail… dans quel monde vit-on !

Des touristes s'avancent en fin vers moi. J'essaie de les reconnaître dans l'espoir que ce soit Claire, et je comprends que ce n'est pas elle. Je l'aime bien la vieille Claire. Même si elle ne voit pas clair et trébuche de temps en temps, elle reste en ma compagnie de longues heures.

Quelque peu déçu, je remarque qu'il s'agit en fait de deux hommes aux allures primitives, titubant d'un pas incertain. Ils s'installent sous mon ombre, verres d'alcool à la main. Leur regard vitreux m'indique qu'ils lèvent le coude depuis déjà un bon bout de temps.

Je laisse passer le temps, au moins, je ne suis plus seul. Leur conversation n'est pas très intéressante ni pertinente, elle remplit le vide. Je soupire en mon for intérieur et rêve qu'un jour, ma vie puisse prendre son envol.

C'est bien beau d'être toujours au chaud, d'avoir des esclaves, mais il me semble que mon existence ne peut pas se résumer qu'à cela. Mes pensées sont dérangées par quelque chose qui me pique, m'égratigne, me blesse.

Je comprends rapidement que le babouin aux cheveux bruns est en train de graver un symbole phallique sur mon bois. J'avais entendu des rumeurs apportées par le vent que les humains pratiquent cette manie étrange… celle de faire des phallus partout où c'était possible. Pour marquer leur territoire ? Peut-être… je préfère tout de même la pisse des chiens à ça. Ce qui est le plus frustrant, c'est que je ne peux rien faire, et que mes esclaves n'auront d'autre choix que de sabler cet ignoble dessin et je perdrais encore une partie de moi.

Les deux hommes rigolent en cœur, comme deux otaries en rut.

Qu'est-ce que je fais ici à devoir subir ces moqueries ?

Une ombre se profile à l'horizon, les nuages gris engloutissent lentement le ciel. Une bourrasque soulève une nuée de sable. Je sens ma toile se tendre sous cette force. Les touristes s'exclament de stupeur en maintenant leur chapeau ou serviette tandis que le vent souffle de plus en plus fort et s'engouffre sous mes semblables.

Certains s'envolent tout d'un coup pendant que les humains s'affolent. La tempête frappe avec une puissance terrifiante et surprenante. Le sable fouette les vacanciers, les aveuglant du même coup. La panique se propage rapidement, et moi, j'attends mon heure en fixant l'homme aux cheveux bruns qui m'a agressé en marquant ma chair de son couteau. J'espère que cette rage de mère nature lui fera payer son affront de m'avoir défiguré ainsi.

Au milieu du chaos, la surprise me prend lorsque je me soulève. Mon pied se déracine enfin. Je sens l'air respirer à travers les pores de mon bois.

Je suis libre !

Je fends l'air avec une brutalité implacable, je n'ai pas perdu de vue ma cible. L'humain qui m'a blessé est juste là, droit devant. Le vent me dirige vers lui qui tente désespérément de se mettre à couvert de cet orage. Le tonnerre éclate de toute part, seuls les éclairs illuminent la plage. Et moi, j'ai ma cible. Au moment où mon pieu le transperce, je n'entends plus que son cri déchirant et je savoure ce moment. Nous valsons ensemble, dans cette danse mortelle, l'espace de quelques secondes. Un tourbillon de sable et de sang nous entoure, j'en jubile. Il agonise tandis que la vie s'écoule de son corps.

Je suis libre !

Je savoure ce moment de vengeance, ce moment de triomphe où j'ai pu m'affirmer, me faire exister. Cela me donne envie de rire !

Les touristes s'affairent autour de moi, je me rends compte que le vent n'est plus mon allié et que je suis de nouveau… coincé. Ma liberté n'aura duré qu'un trop bref instant. Je suis prisonnier du corps de cet homme ignoble. Que feront-ils de moi maintenant?

Je m'en fous! Il est mort. J'ai gagné !

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